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Documents > "mes neufs amis dans le Seigneur"

 

“De Paris sont arrivés ici, au milieu de janvier, mes neuf amis dans le Seigneur...” La phrase qu’on vient de lire a été oubliée pendant plus de quatre siècles dans un des volumes des Monumenta Ignatiana [archives des premiers temps de la Compagnie de Jésus], jusqu’à ce qu’elle fût arrachée à l’oubli par le père Pedro Arrupe et incorporée dans les documents de la Compagnie de Jésus, pour résumer la communion de vie et de travail qui identifie le corps apostolique dispersé à travers le monde au service de la mission de Jésus-Christ. “Nous ne sommes pas seulement compagnons de travail: nous sommes amis dans le Seigneur” affirme la 34ème congrégation générale, consacrant de son autorité cette manière de nous définir et de nous recon­naître comme participants de la communion que Dieu a créée entre Ignace et ses premiers compagnons.

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Ci-dessous un extrait relatant
la rencontre d'Ignace avec François-Xavier et Pierre Favre.

Il nous faudra remonter au soir d’octobre 1529, où deux étudiants de vingt-trois ans qui partageaient la même chambre à Sainte-Barbe durent faire de la place pour accueillir un homme de quinze ans plus âgé qu’eux à qui don Juan de la Peña, son tuteur et maintenant son nouveau maître récemment arrivé, avait suggéré de partager ce logement.

Pierre Favre et François Xavier étaient déjà depuis trois ans et demi dans cet austère logis et avaient lié une étroite amitié, en dépit de la différence de leur caractère. Favre était plus silencieux, avec des tendances au scrupule et à la dépression; Xavier était gai et dynamique, jeune aux décisions rapides. En raison des difficultés éprouvées par Ignace à commencer ses études en Arts, Favre fut chargé par Juan de la Peña de lui servir de répétiteur. Très vite une affinité morale s’établit entre eux et Iñigo, qui alors avait dû changer son nom pour celui d’Ignace, se transforma peu à peu en confident, conseiller et maître spirituel de Pierre. Chacun donnait à l’autre ce qu’il avait, rappellera Favre, plus tard:

“Comme [Peña] m’avait demandé d’instruire le saint homme déjà mentionné, j’en arrivai à jouir de sa conversation extérieurement et bientôt davantage encore intérieurement; vivant ensemble dans le même appartement; partageant la même table et la même bourse; et lui se trouvant mon maître dans les choses de l’esprit, me procurant la manière de croître dans la connaissance de la volonté divine et de moi-même, nous finîmes par avoir les mêmes désirs, avec la volonté et le ferme propos de choisir la vie que maintenant nous menons, de même que ceux qui feront partie de cette Compagnie, dont je ne suis pas digne”.

Très vite Favre lui ouvrit sa conscience. Petit à petit il apprit l’examen de conscience quotidien, la pratique de la confession de sa vie et de la communion hebdomadaire, selon les Exercices. Cependant, il fallut encore quatre ans pour qu’Ignace lui permît de faire les Exercices complets.

Avec Xavier, comme on sait, les relations furent plus compliquées. Le commentaire habituel que l’on attribue à Polanco affirme: “J’ai entendu dire à notre grand formateur d’hommes, Ignace, que la pâte la plus dure qu’il avait jamais eue à manier fût, dans les débuts, ce jeune François Xavier.” Même s’ils sont vite devenus amis, ils ne se rencontraient pas dans les choses de l’esprit et Xavier ne participait pas aux conversations pieuses de Favre avec Ignace; voire, il les méprisait et se moquait de la voie que le pèlerin avait choisie. Ses rêves et ses idéaux passaient par d’autres chemins. Ignace dut le travailler avec patience, l’aidant même financièrement à l’occasion et lui trouvant des étudiants pour les cours qu’il avait commencé à donner. Peu à peu Dieu gagna son coeur, “ordonnant ses désirs et changeant son affection première”, comme disent les Exercices16, jusqu a ce que finalement, en 1533, il se livrât. “La conversation”, arme préférée d’Ignace, atteignait une fois de plus ses objectifs. Lui-même le rappelle: “À cette époque, il conversait avec Maître Favre et Maître François Xavier, qu’il gagna ensuite au service de Dieu par le moyen des Exercices. ”

En 1533, arrivèrent à Paris deux amis inséparables, qui l’étaient depuis leur adolescence: Jacques Lainez, vingt ans, et Alphonse Salmerón, 17 ans. Ils venaient de l’université d’Alcalá, où ils avaient beaucoup entendu parler d’Iñigo, le pèlerin, et vinrent à lui à la recherche d’un logement. Par la suite, ils engagèrent “conversation familière et amitié”, commente Lainez. L’un et l’autre firent les Exercices complets cette même année, chacun séparément, et aboutirent à la même décision: adopter le projet de vie qu’ils avaient tant admiré chez Ignace.

Simon Rodrigues, jeune aristocrate portugais, considéré par ses condisciples comme inquiet et turbulent, se trouvait à Paris depuis 1527. Il étudiait lui aussi les Arts à Sainte-Barbe. Encore qu’il connût Ignace, il ignorait tout de ses projets et de l’existence du petit groupe qui s’était réuni autour de lui. Mais s’approchant de lui pour lui ouvrir sa conscience, il trouva dans ces conversations la réponse aux inquiétudes qui agitaient son esprit au sujet de la meilleure manière de servir Dieu et vite il se joignit aux premiers compagnons.

Nicolas de Bobadilla, Espagnol, avait vingt-quatre ans lorsqu’il arriva à Sainte-Barbe. García-Villoslada nous dit:

“caractère franc et ouvert, joyeux et farceur, un peu rustaud, passablement changeant et capricieux, friand de dire ses vérités à quiconque et ennemi de toute hypocrisie, flatterie et de tout pharisaïsme, il avait un coeur noble, pieux et prompt au sacrifice”.

La manière dont Bobadilla s’était joint au groupe est très significative de sa personnalité: “Recourant à Iñigo comme à une personne qui avait la réputation d’aider même à l’occasion de nombreux étudiants, il fut aidé par lui, qui lui assura la possibilité de se trouver à l’université et d’y étudier’.” Il devait causer de nombreux maux de tête à Ignace, mais devait survivre à tous ses compagnons, décédant à plus de quatre-vingts ans après un fécond labeur apostolique en Allemagne et en Italie.

C’est ainsi que se mit à croître cette cellule, alimentée avec soin par qui s’en occupait comme de la prunelle de ses yeux. Ses idéaux et sa manière de procéder prenaient forme autour de Jésus Christ, que ces hommes voulaient connaître intérieurement et aimer avec passion, dans l’esprit des Exercices, et pour qui ils avaient décidé d’engager leur vie, afin de le suivre et de le servir dans la mission. Ces sept premiers compagnons étaient unis grâce à l’amitié personnelle de chacun pour son Seigneur, qui s’épanchait pour les unir entre eux: un dynamisme de conversion les habitait tous. Et c’est ainsi que mûrissait une authentique communion dans l’Esprit. Tout le temps qu’ils demeurèrent à l’université, ils continuèrent de communiquer entre eux, de s’aider mutuellement dans les études et dans leurs besoins temporels. Ils n’entreprirent aucune activité apostolique particulière, hors la conversation spirituelle et le commerce avec les condisciples, étant sérieusement engagés dans leurs tâches scolaires.

Ils s’adjoignirent encore d’autres compagnons. Favre, qui depuis le voyage d’Ignace en Espagne à la recherche de sa santé était demeuré comme “le grand-frère”, donna les Exercices aux trois qui devaient compléter le groupe de “mes neuf amis dans le Seigneur”: Claude Le Jay, Savoyard comme Favre et prêtre; par l’intermédiaire de celui-ci, Pasquase Broët, prêtre également; enfin, Jean Codure, Français, de vingt-sept ans. Aucun des trois n’avait fait les voeux de 1534, à Montmartre, mais en 1535 et 1536, tous se rendirent sur la colline, les uns pour renouveler ces voeux et les autres pour les prononcer une première fois.

Avec la commune décision de consacrer totalement leur vie à Dieu au service des hommes et de le faire selon “la manière de procéder d’Ignace”, les compagnons, alors groupe temporaire d’amis universitaires destiné à se dissoudre lorsque ceux-ci quitteraient l’université, scellèrent une communion spirituelle autour d’un projet de vie et de travail. Communion, comme ils en étaient persuadés, demandée par Jésus Christ et étayée par les réponses personnelles d’amitié avec leur Seigneur.

Comment vécurent les compagnons et comment caractérisèrent-ils la communauté qui avait scellé sa destinée à Montmartre, durant leur séjour à Paris? Les données dont nous disposons sur cette période sont peu abondantes. Ils avaient pris la décision de n’apporter aucun changement extérieur à leurs habitudes, afin de se consacrer sérieusement à leurs études, qui prenaient tout leur temps. Polanco, dans ses Summaria, énumère brièvement les moyens que prirent les compagnons pour “s’établir et se conserver dans leurs desseins”. Les voeux prononcés à Montmartre constituaient le lien qui assurait la persévérance et la croissance de leur union: chasteté, pauvreté (que, tout de même, ils ne commencèrent à pratiquer qu’après obtention de leurs diplômes), pèlerinage à Jérusalem, consécration aux tâches universitaires. Une fréquente communication entre eux alimentait leurs idéaux. Même s’ils ne vivaient pas tous ensemble, les réunions organisées à la maison de l’un d’eux pour “manger dans la charité” donnaient l’occasion de parler des intérêts du groupe et de résoudre les petits problèmes de la vie de chaque jour, provoqués parfois par les différences de nationalités, de langues, de caractères et de cultures. “Et ainsi s’alimentait et s’accroissait entre eux l’amitié dans le Christ . ”

“Amis dans le Seigneur”: c’était là vraiment l’expression authentique de quelque chose qui s’était fait connaturel entre eux: ils expérimentaient l’amitié que leur offrait Jésus et qui les avait tous entrelacés dans une communion qui transfigurait leur confraternité et dépassait leurs différences. C’était là le secret qui les maintenait “dans une paix, une concorde et un amour des plus suaves, dans une communication de tous leurs biens et de leur coeur; ils s’encourageaient à progresser dans leurs bons desseins.., et ainsi, ils en arrivèrent à être dix, quoique de tant de nations différentes, doués d’un même coeur et d’une même volonté”.